La Poussière du temps,

Irène Jacob à l'avant-première

Irène Jacob répond aux questions après la projection de La Poussière du Temps (petit extrait) - © a.martin
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Sortie en France le 13 février (enfin !) de La poussière du temps, titre français du film de Théo Angelopoulos.
Avant-première au cinéma Le Lincoln, le 8 février 2013, en présence d'Irène Jacob (dans le rôle d’Eleni) Jérôme Aghion (ingénieur du son), Sylvie Rollet (journaliste à Positif). Compte-rendu…

Irène Jacob présente le film : « Il a été tourné il y a trois ans [NDLR : en fait, quatre ans, comme le temps passe…]. Vous verrez qu'il y a beaucoup de passerelles : on va du passé au présent et Theo aimait dire qu'on vit souvent son passé au présent et souvent son présent au passé. Il avait le projet d'une trilogie. Après Eleni qui se déroulait de 1900 à 1950, La Poussière du Temps commence dans les années 50 et se termine en l'an 2000. Il avait envie de parler du communisme comme d'un idéal dans lequel il a beaucoup cru, ainsi que beaucoup de ses amis, puis il a été déçu et blessé. Ce film devait s'appeler La Troisième aile, pour signifier que tout est possible, tout peut s'envoler et que l'on peut atteindre un idéal.
Il y a des passerelles tout le temps : souvent, on est dans une pièce et on passe dans l'autre et on est vingt ans plus tôt. Des passerelles aussi entre la fiction et la réalité, puisque le réalisateur
[A], joué par Willem Dafoe se trouve à Cinecittà pour tourner l'histoire de ses parents, et puis il ouvre la fenêtre et se trouve chez lui. Un thème cher à Theo qui promène son film sur son dos, comme une tortue, où qu'il aille. »

Un film comme un grand poème

Lors de l'échange questions-réponses qui suivit, Irène continuait : « Il y a tellement de parallèles et de niveau dans cette histoire que l'on est parfois un peu perdu, mais Theo disait que, pour lui, le cinéma ne devait pas être narratif : ce devait être un grand poème. Par conséquent, jamais explicatif. Si cela vous parait parfois confus, c'est [presque] normal !
Quand on a tourné ces séquences avec la foule, au Khazakstan, dans une toute petite ville industrielle, tous étaient saisis de revivre ces scènes, avec la statue de Staline. Pour eux, c'était un moment difficile : à l'annonce de la mort de Staline, il fallait effectivement sortir et pleurer, on pouvait être dénoncé à n'importe quel moment, perdre son travail si on n'était pas assez triste… une ambiance difficile sur laquelle on a entendu plusieurs témoignages.

Une trilogie et une tragédie

La troisième partie [L'Autre Mer] que Theo préparait quand il est mort [NDLR: fauché accidentellement par une voiture pendant le tournage en janvier 2012] concernait la crise grecque, au XXIe siècle, cela se passait en une nuit, encore très différent. Mais La Poussière du temps traite de l'idéal communiste, une partie importante de sa vie. De voir des personnages réagir très différemment, comme le mien qui, conduit par l'amour, traverse cela, ou d'autres comme Jacob qui sont coulés par le désespoir, par cette tragédie. La tragédie, comme Theo est Grec, fait partie de son histoire. Dans ses films, on sent vraiment le chœur, l'Histoire qui arrive et écrase tout. Et les personnages s'y débattent. Ils ont leur histoire, mais la grande Histoire est chaque fois plus forte et les ballade.
Travailler avec Angelopoulos, c'était très nouveau et différent. J'avais travaillé avec Antonioni, qui utilisait aussi de très longs plans-séquences d'un quart d'heure. Avec Theo, les plans se répétaient parfois pendant une journée, comme le plan du tram : le véhicule devait avancer, puis la foule et la statue devaient être là et la lumière devait être parfaite. Car, dans les films de Theo, il n'y a jamais de soleil ! Quand il y a du soleil, on ne tourne pas. Un paradoxe pour quelqu'un qui vient de la Grèce, pays du soleil… La lumière était très importante pour lui. Le lendemain, le tournage lui-même pouvait ne durer que dix minutes, avec très peu de prises, une ou deux, tant c'était compliqué. Ensuite, le montage était simple, puisque ce n'était qu'une série de plans-séquences, sans champ contre-champ.
Pour un acteur, la difficulté, c'était de s'insérer dans cette sorte de symphonie immense, toute l'Histoire qui entoure ces personnages. Il fallait être très présent quand la caméra passait. Puis elle s'en allait, et c'était fini.
Il dirigeait dans le détail mais sur une certaine intensité de jeu, une sorte d'habitation. Souvent, il me disait avant une scène : “ écoutes, Irène, dans cette scène-là, je voudrais que tu sois presque au bord des larmes ! ”


Irène Jacob et Jérôme Agnion (ingénieur son) répondent aux questions - © a.martin

Un tournage imprévisible

Tourner là-bas, ce n'était pas facile : des scènes dans le froid à -30°, la nuit parfois. En Russie, un grand réalisateur russe [NDLR: Eldar A. Riazanov] m'avait dit : “En Russie, tout est imprévisible, même le passé !”. C'était vrai. Par exemple, on avait prévu de tourner sur un pont et puis tout à coup on n'avait pas l'autorisation, et on restait deux trois jours à attendre dans un petit hôtel perdu dans la toundra. Puis il y avait un coup de fil de Nikita Mikhalkov, et l'on apprenait qu'on allait pouvoir tourner sur le pont… Tout était ainsi, on ne savait pas ce qui allait se passer. Une sorte d'inquiétude qui faisait partie du tournage… […] très intense.

Je jouais un personnage qui passait de 20 ans à 80, mais Theo m'avait dit qu'il ne cherchait pas à réaliser un film réaliste, il avait besoin de poésie : "Si on te met une perruque blanche, ça suffira, pas besoin de quatre heures de maquillage…” Mais vous avez peut-être remarqué que Willem Dafoe, qui joue le réalisateur, n'est jamais maquillé : il traverse tout le film avec le même âge. Le spectateur doit se repérer à travers tous ces décalages […]

Il y a aussi des références à des choses qui l'ont beaucoup touché : quand je dis que je dépose des lettres sur les rails et que j'espère qu'un train va passer et les emporter, c'était des choses qui se sont produites, dans ces périodes de détention. Mais il pensait aussi à une poétesse, Anna Akhmatova, qui avait été internée en hôpital psychiatrique et qui envoyait ses poèmes par la fenêtre… Ces références, qu'on ne comprend pas forcément, font que ce film devient comme un rêve qu'il fait en tant que réalisateur, avec des gens qui se sont débattus, qui ont lancé des signes à travers l'Histoire. »

Kieslowski vs Angelopoulous
Interrogée sur les similitudes ou les différences dans son travail avec Kieslowski et Angelopoulos, Irène Jacob est catégorique : « c'était très différent, Kieslowski était comme un microscope qui allait à l'intérieur des personnages, pour savoir ce qu'ils ressentent, avec une caméra très proche, et beaucoup de montage - qui était très important dans les films de Kieslowski -, alors que dans les films de Theo, la caméra est toujours très grand angle et les personnages se débattent dans une histoire ; des façons de tourner très différentes. La seule chose que je pourrais trouver [en commun] c'est cette intensité. »

L'Histoire du Monde et l'Europe…

Sylvie Rollet : « Theo est d'abord un cinéaste européen, de la modernité européenne. Bien sûr vous reconnaissez le Bruno Ganz des Ailes du Désir, mais aussi l'acteur de théâtre et toute la poésie de langue allemande que Theo lit de manière profonde, intime et qui apparaît dans Le Regard d'Ulysse. Willem Dafoe joue un rôle équivalent à celui d'Alexandre (Giulio Brogi) dans Le Voyage à Cythère, etc. C'est une certaine idée de l'Europe, de ce qu'est être acteur dans le cinéma européen qui se joue au travers de ces ressemblances. Il a européanisé deux acteurs américains (Willem Dafoe et Harvey Keitel), en a fait des descendants de l'Europe, de l'Ancien Monde. Angelopoulos lui-même dit que c'est l'Histoire du Monde charriée au cœur de l'Europe… une Europe qui va des steppes de l'Asie centrale à l'Atlantique, ou encore à travers ces descendants d'émigrés en Amérique. »
La journaliste de Positif souligne aussi que : « L'utopie communiste n'est pas une affaire russe, c'est notre Histoire. »

Plusieurs jours d'attente pour des plans incroyables

Jérôme Agnion : « J'ai été très impressionné par son engagement artistique. Il était à la fois producteur et réalisateur de son propre film, une situation relativement rare qui permet de décider à certains moments de tourner ou pas. Dans ma carrière d'ingénieur du son, je n'avais jamais vu des réalisateurs dire : …aujourd'hui il y a du soleil, on ne va pas tourner, on va juste vaguement répéter ! Quand à 8 heures du matin les équipes sont toutes réunies et qu'on dit qu'on ne va pas tourner, et le lendemain aussi, et pendant quatre jours, c'est bizarre. Sauf que le quatrième jour [il décide de tourner] c'est fantastique, et ça donne des plans incroyables comme celui de la montée des escaliers en zigzag, où l'on a attendu le bon moment, le bon nuage, la bonne neige… »
Irène ajoute : « Il y avait autant de non-tournage que de tournage… j'avais par exemple cette scène importante où elle quitte son fils ; chaque jour, Theo me disait : “on va la faire demain !”… comme cela pendant un mois ! »

La mémoire et l'oubli

Un Américain remarque, en français, l'importance de la mémoire dans le film. Irène confirme, parle d'une « mémoire qui déborde et nous empêche de vivre, pour certains, ou qui porte et permet de traverser l'impossible. La mémoire, dans la Grèce, c'est tout, avec un passé qui nous porte. 
[Angelopoulos] parlait très bien en interview, il utilisait de belles images qui m'ont beaucoup touchée, mais ce n'était pas quelqu'un qui parlait beaucoup aux acteurs. »
Sylvie Rollet ajoute que c'est « l'ensemble des films de Theo Angelopoulos qui pose la question lancinante de la mémoire, qu veut dire aussi l'oubli et la perte. Tout son cinéma est basé sur ce manque : c'est le passé dans le présent, mais c'est aussi tout ce qui est perdu du passé. Si vous voyez d'autres films, depuis Voyage à Cithère, c'est une constante. »

Elle demande aussi à Jérôme Agnion : « comment cadre-t-on le son en plan large, et en plans rapprochés, comme ceux du début du film ? »
L'ingé-son, qui n'était présent que sur la partie russe, parle d'une « participation très discrète, car Théo était tout à son image, à ses comédiens et à son décor. Le son était, malgré tout, accessoire, du moins la prise, même s'il a été travaillé ensuite. J'étais entièrement à son service, j'allais récolter pendant ces périodes d'attente un maximum de sons qui pourraient être intéressants. Theo était plus attentif [en post-production].  »
Sylvie Rollet insiste sur ce son travaillé, sculpté, en post-prod,' très loin du son direct et qui participe à l'atmosphère onirique.

A propos des différentes langues utilisées, Jérôme Agnion répertorie sur le tournage « des Russes, des Khazakes, des Italiens, des Grecs, des Allemands et des Français. Des interprètes assuraient la traduction. C'était une donnée de départ d'une production européenne. »


Sylvie Rollet, de Positif, revient sur l'œuvre et les clés du cinéma d'Angelopoulos - © a.martin

La perte de la langue grecque

Mais Sylvie Rollet ajoute que, « dans le cinéma d'Angelopoulos, la langue a une signification bien particulière. Au début [de sa carrière] il utilise le grec, puis à partir du Pas suspendu de la Cigogne, il travaille sur la perte de la langue. Les personnages grecs deviennent incapables de parler leur propre langue. Une perte qui contribue à poser la question de la mémoire. Quand il travaillait avec Mastroianni, il avait affaire à un acteur qui pouvait répéter les répliques en grec passable, mais il choisit ensuite d'avoir des acteurs qui ne peuvent pas parler comme un Grec et il choisit aussi de ne pas les doubler : tout un travail sur la perte de la langue. »
Irène se souvient que les acteurs se sont posés la question, mais Angelopoulos expliquait que tout ses personnages étaient dans le rêve du réalisateur, et donc parlaient en anglais.

Irène Jacob évoque encore une séquence « chère à Angelopoulos : un orgue était resté alors que ce genre de musique était interdit. Et quand on joue du Bach, qu'on a pas entendu depuis très longtemps, l'assemblée est saisie d'émotion, bouleversée.
La scène de l'escalier était dans une église ; beaucoup d'églises avaient été transformées en prisons. A 70 ans, Angelopoulos devait dormir quatre heures par nuit, il allait sur de nombreux repérages, avec des chefs opérateurs, à deux heures du matin ! Il vivait pour son film.
 »
Comme une femme demande pourquoi le film ne sort que maintenant, Sylvie Rollet revient sur sa carrière : « il a été présenté à Berlin, hors compétition, en 2009. Il y a eu des problèmes financiers mais aussi de l'accueil du cinéma d'Angelopoulos en France. Je pense que Sophie Dullac fait un geste très important, courageux, en le distribuant : un cinéma d'une telle exigence ne peut pas lutter contre des films comme Lincoln [qui sort au même moment]. Quant au troisième volet de la Trilogie, Theo Angelopoulos a eu des problèmes de droit et n'a pu tourner que des scènes périphériques… »

> Plus sur le film

[ AM, 09/02/13 ]
[ Merci à Irène Jacob ]
> La poussière du temps sur Facebook…

Bonus : Irène Jacob, sur le tapis rouge, avant l'avant-première du 8 février 2013 - © a.martin
 

Sur France Culture, ce dimanche 17 février à 21h, rediffusion de la soirée d'hommage à Theo Angelopoulos enregistrée le 4 juin 2012 au Théâtre de la Ville à Paris, avec des lectures du scénario de La Poussière du temps, avec Irène Jacob, Laurent Poitrenaux, Hugues Quester, André Wilms, Johanna Nizard, Robin Renucci et les musiciens grecs Elena Karaindrou (piano), Renato Ripo (violoncelle), Vangelis Christopoulos (hautbois) et Dinos Hadjiiordanou (accordéon).


Un tournage dans le Kazakhstan… (DR)

Trilogia II: I skoni tou hronou (2008)
Grèce - coul. 125 min.
[titre anglais : Dust of Time, titre français : La Poussière du Temps
Le film devait composer une trilogie avec Eleni (1er partie), la Troisième Aile (devenu la Poussière du Temps) et un film sur la période actuelle, resté inachevé à la mort du réalisateur, début 2012.

Réalisateur : Theodoros Angelopoulos
Scénario : Theodoros Angelopoulos, Tonino Guerra, Petros Markaris

Irène Jacob est Eleni
Avec aussi :
Willem Dafoe, A.
Bruno Ganz, Jacob
Michel Piccoli, Spyros
Christiane Paul, Helga…
Musique : Eleni Karaindrou
Image : Andreas Sinanos
Montage : Yorgos Helidonidis et Yannis Tsitsopoulos
Décors : Alexander Scherer et Konstantin Zagorsky

Production : Theo Angelopoulos Film Productions
Coproduction : Greek Film Centre avec le soutien du ministère de la culture Hellénique, Hellenic Broadcasting, Corporation ERT S.A, NOVA, Studio 217 ARS (Russia) avec le soutien du ministere de la culture de la federation Russe, Classic SRL avec le soutien de REGIONE LAZIO / FI.LA.S S.p.a MiBAC - Ministero per I Beni e le Attivita , Culturali, Lichtmeer Film GMBH & CO KG avec le soutien de Filmstiftung Nordrhein-Westfalen, Deutscher Filmforderfonds (DFFF), ARD Degeto.
Distribution : Sophie Dulac Distribution
Avec le soutien d'Eurimages, Fund of the Council of Europe

> Plus sur le film

Retrouvez Irène Jacob en audition ou podcast de l'émission du 9 février à 15h00, interrogée dans Projection privée de Michel Ciment.

Pendant la première partie de l'émission, Irène Jacob, dans ses réponses, évoque des aspects qu'on retrouve dans la présentation et les réponses à l'avant-première au Lincoln (cf. colonne de gauche) : la mise en place compliquée des longs plans-séquences ; le poids de l'Histoire sur les personnages ; l'intensité de jeu, des scènes dramatiques dans l'esprit de la tragédie grecque ; le plaisir de jouer une femme qui passait de 20 à 80 ans avec une simple perruque blanche, la « cloison très mince » entre la réalité et la fiction.
Ensuite, Michel Ciment interroge Irène sur l’ensemble de sa filmographie, y compris les films anglo-saxons, comme Othello ou US Marshall, sur la musique et le théâtre…

 

Le synopsis

extrait du dossier de presse :
« L’histoire d’un amour à travers le grand royaume de l’Histoire, des années 50 jusqu’à nos jours. Un réalisateur américain d’origine grecque réalise un film sur le destin tragique de ses parents et leurs amours contrariés par l'Histoire au temps de la guerre froide.
Pour son film, son enquête le mène en Italie, en Allemagne, en Russie, au Canada et aux Etats-Unis. Véritable voyage à travers le monde du XXe siècle et travail de Mémoire sur l’Histoire, une élégie sur la destinée humaine et l’absolu de l’amour...
Que seule vient troubler la Poussière du Temps
... »

 

Sur France Culture, le dimanche 17 février à 21h, rediffusion de la soirée d'hommage à Theo Angelopoulos enregistrée le 4 juin 2012 au Théâtre de la Ville à Paris, avec des lectures du scénario de La Poussière du temps, avec Irène Jacob, Laurent Poitrenaux, Hugues Quester, André Wilms, Johanna Nizard, Robin Renucci et les musiciens grecs Elena Karaindrou (piano), Renato Ripo (violoncelle), Vangelis Christopoulos (hautbois) et Dinos Hadjiiordanou (accordéon).