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The Inner Life of Martin Frost,
résurgence d'un film
©
photo Zé Maria Branco
Dans Le livre des illusions (voir colonne de
droite), Paul Auster évoquait quelques années
avant la sortie de ce film la carrière d'un
cinéaste disparu de la scène, Hector
Mann ; le narrateur, David Zimmer, y expliquait comment
il avait pu répondre à l'invitation de la
femme du réalisateur. Tardivement, car celui-ci
devait mourir pendant le séjour, et, suivant ses
dernières volontés, tous ses films devaient
alors être brûlés. David avait pu tout de
même visionner et prendre quelques notes d'un seul de
ses films, film titré
La Vie
intérieure de Martin Frost.
Défi donc que de partir de ces quelques pages,
notes plutôt que synopsis, pour réaliser un
long-métrage. Paul Auster s'en sort plutôt
bien. La Vie intérieure de Martin Frost, le
film, traite de la création, du métier
d'écrivain et de l'utilité des miroirs
Sur ces quelques pistes qui pourraient s'avérer
casse-gueule, Paul Auster réussit à
doser l'effort et à maintenir la barre, avec une
économie de moyens, ce qui est une qualité.
Visite guidée
Une Claire bien mystérieuse
Une maison isolée de la campagne
américaine, vide. Martin Frost, écrivain
newyorkais, boucle un quatrième livre. Il explique
qu'il lui faut toujours « quelques semaines
pour s'en remettre ». Ce sera deux semaines
sans réel programme, à se ressourcer dans la
maison de ses amis (nommés
Restau,
l'anagramme est évidente).
Au matin, la lumière et le chant des oiseaux
éveillent notre héros, à moins que ce
soit le frôlement du bras de la jeune inconnue qui
partage son lit. Surprise ! « Who are
you? » Qui est Claire, cette
soi-disante nièce, tombée du ciel, qui
hésite à donner son nom, puis prononce
doucement : Martin. Martin ? Un
prénom pour un nom : dès les premiers
dialogues, assonances et homonymies sont au programme :
« Claire is clear! », remarque
Martin, puis « Miss Martin approves Martin
[Frost] », et j'en passe.
Claire
Martin passe un tee-shirt marqué
Berkeley. L'université ou le philosophe du
même nom sauf que «
ça-ne-se-prononce-pas-pareil »,
philosophe qu'elle lit pour préparer une
thèse, peut-être ? Claire a une
réponse inventive : « les
deux » ou peut-être
et elle
enlève le tee-shirt. Claire ne sera donc pas une muse
éthérée ! Si elle garde du
mystère et de l'esprit, elle se donne très
vite à Martin
Fondu au noir.
Auster, écrivain, cinéaste ou
peintre ?
Paul Auster, écrivain, filme par couches. Il
serait peintre (mais Claire a eu des ennuis
précédemment avec un peintre
) que ce
seraient des glacis ; en couches fines, à la
limite de la transparence, il renforce patiemment
l'atmosphère d'isolement de cette
villégiature, et les liens tissés doucement
entre l'écrivain et Claire. Economie aussi de la
bande-son : silence, oiseaux, soupirs, insectes la musique
des cordes
WRRIP WRRRIP
WRRRIIII¨P
WRRRRIIIP!
Après qu'un téléphone portable a
retenti, rompant le charme des premiers jours insouciants,
Martin Frost comprend en conversant avec les Restau, que
Claire n'est qu'une nièce inventée.
Doit-on croire alors aux esprits, ou n'est-ce qu'une figure
de style, comme pourraient nous le laisser penser les
machines à écrire volantes (véridique)
qui navigueront sur l'écran à plusieurs
reprises ?
Pour Auster, homme de plume, on devine la mise en
scène jubilatoire. Elle passe aussi - bon
point - par des ruptures de rythme ou de style, par des
plans presque abstraits, comme une ligne sur une feuille
blanche : « Chaque récit à
sa forme
et chaque forme est
différente ». On est moins
séduit par les noir et blanc et les ralentis, plus
convenus.
L'écrivain, le plombier et les muses
Bonnes surprises aussi à la distribution des
rôles et à la direction d'acteurs :
- Martin Frost, first of all, parfait en
écrivain fatigué. Si nous nous
remémorons les confidences de quelques
écrivains « entre deux
romans », on ne peut qu'applaudir au portrait
qui nous est donné : on est en plein
dedans !
- en Claire Martin, Irène Jacob incarne, avec
l'ambiguïté qui convient, tout aussi bien la
femme désirable et aimée -la première,
dixit Martin Frost, à « compter plus que
lui-même » que la convaincante
inspiratrice envoyée par eux ;
- ne ratez pas non plus le numéro du chauffagiste,
Fortunato (pourquoi pas Prospero !), plombier qui verse tout
de suite dans la sympathie pour un confrère :
particulièrement prolifique, il écrit lui
aussi des romans, des nouvelles
Et il ne
dédaigne pas non plus changer de costume pour une
petite partie de tournevissette (à
découvrir absolument !) ;
- enfin, quel dommage, ces cheveux qui cachent le visage de
la jeune muse ratée incarnée par la propre
fille de Sophie Auster
Au secours, Wim Wenders :
les anges-gardiens reviennent !
Le film s'infléchit dans la deuxième
partie. Comme on le sait, l'écrivain est le plus
puissant ou le plus vulnérable des hommes, suivant
son inspiration. Martin, terriblement mortel, tente de
rejoindre sa muse, Orphée s'invite en consultant et
l'affiche du film prend alors tout son sens. Je vous laisse
apprécier la suite
[Alain
Martin, 30/10/07]
Merci à Olivier Depecker (Alma Films), Matilde
Incerti (relations presse) et Juan Manuel Torres pour Gemini
Films.
© Bob Kubiak (thanks!)
Présentation du film à New York,
21 mars 2007
Irène Jacob était ainsi aux
côtés de Paul Auster au Festival de
San Sebastian en septembre 2007. A New York (21 mars -
24 mars 2007), elle avait déjà
présenté le film et répondu aux
questions des spectateurs avec Paul et Sophie Auster (photo
ci-dessus) en ouverture du 36th New Directors/New Films.
(3 projections du 21 au 24 mars 2007).
Le livre des Illusions (ci-dessous) est paru en
France chez Actes Sud.
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© Film
Society of Lincoln Center
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The Inner Life of Martin Frost / La vie
intérieure de Martin Frost (2007)
Réalisation, scénario: Paul
Auster
Irène Jacob est Claire Martin.
Avec:
David Thewlis,
Irène Jacob,
Michael Imperioli,
Griffin Dunne,
Sophie Auster
Directeur photo: Christophe Beaucarne
Musique: Laurent Petitgand
Montage : Tim Squyres
Producteurs: Paulo Branco, Paul Auster,
Production: Clap Filmes, Alma Films,
Tornasol Films
Distributeurs: Gémini Films
"New York Film Festival, New Directors / New Films
- Opening Film"
"Festival du film de San Sebastian,
sélection officielle - Hors
compétition
Tournage (en anglais) prévu tout d'abord
en octobre 2005 (USA), reporté en mai 2006
(Portugal). Sortie nationale France le
14/11/2007.
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La couverture du LIvre des illusions et du scénario
(fin 2007), édités tous deux chez Actes Sud
(DR).
Le Livre des illusions
C'est toujours un défi excitant -autant pour
l'auteur que pour le lecteur- que de retrouver,
libérée de sa gangue, l'uvre dans
l'uvre, la pièce dans le théâtre,
ou, comme ici, le film dans le livre. David Zimmer se
désespérait de ne jamais revoir le film
incinéré avec tous ses semblables dans un
baril, nous le pouvons maintenant.
La Vie intérieure de Martin Frost resurgit
donc. Une vingtaine de pages étaient
consacrées à la description du film, et le
film d'Auster reprend mot pour mot les dialogues et
même certaines idées de plans, certaines
ambiances. Ainsi, vous entendrez bien la voix du narrateur
commencer par « La maison était
vide
».
Quelques changements à la marge (Claire a les cheveux
moins longs, Martin a écrit deux livres de plus dans
l'intervalle
) mais tout y est.
L'histoire de Martin et Claire se poursuit plus loin que
dans le film inventé du roman, qui ne durait que
quarante minutes.
Qu'est-ce qui fait la qualité des romans d'Auster et
notamment de ce Livre des Illusions d'où
l'idée du film est tirée ? Cette
atmosphère particulière tient peut-être
tout simplement à la manière dont la
réalité côtoie la fiction avec le plus
grand naturel. Devant Martin, Claire est terriblement
présente, charnelle, mais on comprend ensuite qu'elle
est un esprit, voire une simple idée.
Peut-être
Dans Le livre des Illusions, certains détails
de la vie imaginée et parfois picaresque de Martin
Frost sont décrits avec un réalisme qui ferait
jurer que cela a vraiment existé : la
manière dont il change de lieu, les descriptions des
personnes et des lieux
La vie nous réserve plus
de surprises et de malheurs que bien des romans, on le sait
très bien, et pourtant on entre et on ne lâche
pas l'ouvrage si facilement. C'est ce
phénomène que recréée le film,
que David Zimmer, dans le roman, qualifiait de
« [
] mélange bizarrement
satisfaisant de fantasque et de sérieux.
[
] Le cinéma peut nous amener
à croire n'importe quoi, dis-je, mais cette fois,
j'avais vraiment marché. Quand Claire était
revenue à la vie dans la scène finale, j'avais
eu le frisson, l'impression d'assister à un miracle
authentique. Martin avait brûlé son histoire
afin de sauver Claire de la mort, mais c'était
aussi [
] Hector brûlant ses
propres fims, et plus les choses revenaient ainsi en boucle
sur elles-mêmes, plus j'étais entré
profondément dans le film [
]
»
Enfin le livre d'Auster est à tiroirs : il
comprend un récit, un journal, un scénario,
l'évocation de deux autres livres, etc. Et en exergue
sur la première page de la seconde biographie
supposée, écrite par Alma, quelques phrases de
Bunuel extraite de "Mon dernier soupir" :
« [
] je proposai de
brûler le négatif de mon film sur la place du
Tertre, à Montmartre. Je l'aurais fait sans
hésitation, je le jure, si on avais accepté.
Aujourd'hui encore je le ferais. [
] Cela
me serait complètement égal. »
Là encore, mise en abyme : l'autodafé
(raté) de Bunuel est aussi celui (réussi) du
cinéaste du roman, Hector Mann, et celui de Martin
Frost qui brûle trente pages de son livre
(« Qu'as-tu fait ! »,
s'écrie Claire). Saurons-nous jamais combien Paul
Auster a brûlé de pages ?
[am, 05/11/07]
Revue de presse
Stop ! Ne tirez pas sur La Vie
intérieure
c'est déjà
fait.
Les Cahiers du Cinéma débute sa
critique par « Le clin d'il ne dit rien
qui vaille » et s'achève par
« une vie intérieure retapissée
par Elle décoration ».
Studio n'accroche pas sur l'aspect peut-être trop
littéraire du film, tandis que
Télérama vide son chargeur en douce à
la catégorie autres films
Commeaucinema.com, évoque le « fort
capital respect » de la production de Paolo
Branco, souligne que le film « joue le jeu de
l'introspectif », salue une
« Belle idée de départ, fine
broderie d'étrangeté et d'histoire d'amour
surréaliste », mais « le film
ennuie. Faute de moyens, d'amplitude, de densité. Par
un effet barbe à papa, il semble disparaître
à mesure que l'on avance dans
l'histoire ». Et s'il apprécie lui
aussi « le savoureux personnage joué par
Michael Imperioli, écrivassier à deux balles,
qui génère une muse décharnée et
sans esprit [
] », c'est
« Trop peu. Irène Jacob surjoue le
mystère, abuse des sourires mystiques, pendant que
Paul Auster filme avec les moyens du
bord. »
Avoir-alire.com rachète l'ensemble par quelques
phrases : « [
] Paul Auster
donne un développement bergmanien à son roman
Le livre des illusions. Si la vie intérieure...
navigue entre les jeux de l'amour et du hasard et les
Scènes de la vie conjugales, c'est toujours pour
ménager un espace de réflexion : sur
l'écriture, préoccupation vitale, à en
croire la séquence de résurrection
d'Irène Jacob, revenue d'entre les morts grâce
à la destruction du manuscrit de Martin ; sur la
création ; et, cerise sur le gâteau, la
disparition des frontières entre théâtre
et cinéma. »
Ecranlarge.com (Th. Messias, 12/11/07) pense que
« l'annonce du retour de Paul Auster
derrière la caméra, dix ans après le
frustrant Lulu on the bridge, avait tout de la bonne
nouvelle
», parle ensuite d'« une
fabulette légère et poétique, dont
l'objectif réel nous échappe un peu, mais
à la fraîcheur
indéniable. » mais, il y aurait un
problème de taille : « le personnage de
Claire Martin (Irène Jacob, tantôt charmante,
tantôt horripilante) : Auster insiste si lourdement
sur le fait qu'elle est la clé du film que l'on finit
par ne plus voir que les rouages de sa mécanique.
Amoureux de sa création, il lui donne le beau
rôle et met dans sa bouche des répliques
abstraites et tirées par les cheveux qui rendent
bientôt le film incompréhensible.» Le
critique croit avoir trouvé où le bât
blesse : « la vanité de son auteur.
Tenant à tout prix à prouver qu'il est un
cinéaste, Auster transforme brutalement son film en
un gloubi-boulga faussement
métaphysique
», et il ne sauvera que
« Sophie Auster (énigmatique fille
de) ».
Préparez les civières
Irène et la critique
Irène Jacob défend le titre et son
rôle et remarque que les critiques sont effectivement
meilleures dans la presse plutôt
littéraire, alors que les magazines
cinéma n'ont épargné ni le film, ni le
réalisateur.
Paul Auster parle d'Irène Jacob
« [
] Quand mon
éditeur français m'a demandé avec quel
acteur français je souhaitais travailler, j'ai
suggéré Irène Jacob. J'avais
rencontré Irène en 1998, quand je suis
allé au Festival de Cannes pour Lulu on the
Bridge. Un jour, nous nous étions trouvés
assis l'un à côté de l'autre au
déjeuner, et nous avions eu une conversation
très agréable. Quand on la voit jouer dans un
film comme Rouge ou La Double Vie de
Véronique, on se rend compte qu'elle a un talent
et une présence remarquables, mais je la trouvais
tout aussi remarquable dans la vie réelle
[
] »
Extrait de l'entretien du 22 août 2006 - In "La vie
intérieure de Martin Frost" (Editions Actes Sud.
Traduit de l'américain par Christine Le Buf,
qui a également traduit le Livre des
Illusions.
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