© Stephen Cummiskey
La Maladie de la Mort
(Comment) apprivoiser Duras ?
2018 - France, tournée - environ 60’

Dans une chambre, un couple est filmé en direct, et l'image est projetée en noir et blanc en fond de scène. Irène Jacob, telle une traductrice du drame qui se joue, lit le texte, casque sur la tête dans une cabine insonorisée… D'après le texte de Marguerite Duras.

La Maladie de la Mort a hanté la scène des Bouffes du Nord, avant de partir en tournée. On est loin de l'évidence de l'adaptation d'Emmanuel Finkiel, dont La Douleur sortait parallèlement sur les écrans français fin janvier, nous plongeant dans l'atmosphère de la fin de la Résistance, à l'unisson de l'attente et l'espoir miné de Marguerite (Mélanie Thierry, au top). Ici, le spectacle ne se laisse pas tout de suite apprivoiser, et pourtant s'insinue en nous. Mais que se passe-t-il donc aux Bouffes du Nord ? Une heure de mise en scène, de mise en abîme aussi, de clins d'œil à Duras (le maquillage de Laetitia Dosch, le récit secondaire projeté entre les vidéos en direct…). Pourtant, le récit et les personnages font de la résistance : ils ne s'apprivoisent pas facilement. Le texte de Marguerite se doit de déranger : la proposition est indécente, mais, surtout, comme l'auteur l'affirme : il n'y a pas d'amour, pas de désir (et pas tant que cela de sexe). Mais alors quoi ? Un sentiment confus d'inachèvement et de désespérance La mise en scène de Katie Mitchell est raccord : difficile d'avoir de l'empathie pour l'homme tourmenté, dérangeant de se trouver des affinités avec cette femme qui accepte, pour 15 000 euros, de passer plusieurs nuits dans une chambre d'hôtel avec un inconnu dont elle devra accepter tous les caprices. Le spectateur est donc rapidement gagné par un sentiment pénible : sentiment confus d'inachèvement, de désespérance, d'inutilité. Cela commence par la conclusion du contrat ; comme chez les pros, elle exige tout à la commande et lui rétorque : « la moitié maintenant, le reste à la fin »). Le contrat à une punchline : « Essayer d'aimer », et l'on pressent déjà l'échec en puissance. « Vous n'aimez personne », résume la femme. Au sortir du théâtre, les paroles d'un Warlikowski en bord de scène il y a quelques années me reviendront, en substance : « le théâtre pour faire plaisir, ça ne m'intéresse pas. Il faut déranger. » Mais avec la metteure en scène britannique, on est loin du joyeux bazar et de la provoc' du Polonais : tout est plus insidieux, tout est trouble, à l'image des éclairages de la chambre bien rangée. Justement, on s'agite beaucoup, sur le plateau, pour concrétiser cette sorte de grand plan séquence où tout s'enchaîne. La mécanique est apparente : cadreurs, perchman, assistante, changements de tenue au bord du décor. Premier défi pour le spectateur : suivre le récit, ne pas décrocher.
La scène des Bouffes du Nord - © alain martin

Quelque chose d'Hopper dans la nuit

Ces couloirs (jolie et nécessaire perspective sur l'extérieur de la chambre), cette fenêtre à l'horizon laiteux, cette lumière crue dans la salle de bain, ces ampoules jaunâtres, ce lit, ces vêtements posés, jusqu'aux extérieurs de l'hôtel ajoutés à la captation… il y a quelque chose d'Hopper dans cet intérieur nocturne, dans ces vies observées, dans cette vacuité, aussi. Hopper, sujet du documentaire La toile blanche d'Edward Hopper dont Irène Jacob assurait, avec Mathieu Amalric, les voix off. Si l'image vidéo (ici en noir et blanc) s'est invitée depuis bien longtemps au théâtre, elle prend ici le dessus. C'est Marguerite au pays des images. Pour le meilleur et pour le pire. Tout est image, tout est cadre : captation réelle d'une relation étrange, image des téléphones, vidéos XXX sur le PC portable. On filme, on se filme, on mate. Et l'image est elle-même une maladie chronique. Derrière, à côté, dedans, il y a le texte de Duras. So discreet dans sa cabine insonorisée, Irène Jacob œuvre pour épouser délicatement la prose si particulière de Duras, écriture dont France Culture rappelle avec bonheur que Duras disait qu'elle « cour[t] à la crête des mots […] pour aller vite, pour ne pas perdre »…

Baskets, ailes de poulet et bombe lacrymo dans le sac

Reste la femme, la gagnante triste du deal : celle qui mène la danse, finalement. Baskets, ailes de poulet, et bombe lacrymo dans son sac de fille, elle trouve l'énergie pour survivre à ces nuits qui en aurait épuisé plus d'une. « Presque grâcile » susurre Irène, lisant les mots de Duras, mais tellement plus forte que l'homme. Après une dernière nuit à l'hôtel, la femme va rejoindre son fils, dont on a pu deviner l'existence au détour d'un ou deux appels téléphoniques brefs : il y a donc de la vie après la mort. C'est ce qu'on retiendra, peut-être.
[ a.martin - 21/01/18 ]
Merci à Irène Jacob et aux Bouffes du Nord pour l'invitation à découvrir “La Maladie de la Mort”.

> L'info “Bouffes du Nord”

Plus/More about…

La Maladie de la Mort

Bouffes du Nord (Paris), 18 janv-2 février 2018, puis en tournée : MC2 Grenoble, du mercredi 28 au samedi 31/03/2018 Tandem Douai Arras, du mercredi 04 au vendredi 06/04/2018 Forum de Meyrin le 21/04/2018. Mise en scène : Katie Mitchell
Irène Jacob ets la narratrice - avec aussi : Laetitia Dosch (la femme), Nick Fletcher (l'homme)…
NB : “Déconseillé aux moins de 18 ans”.
© Stephen Cummiskey

Réactions mitigées, variées, sur un spectacle qui ne doit pas laisser indifférent : revue de presse


> Les Inrocks :
« Katie Mitchell explore le texte dérangeant de Duras »
> Les Echos :
La Maladie de la mort en mode mineur chic : « Ce mélange sophistiqué de théâtre épuré et de cinéma en direct ne parvient pas à rendre compte de la douleur extrême, absolue, que suggère “La Maladie de la mort”, un des textes les plus implacables et dérangeants de Marguerite Duras »
> ArtistikRezo :
Marguerite Duras vue par Katie Mitchell « Alors que le texte de Duras, par la voix du narrateur, impose une distance vis à vis des personnages qui se transforme vite en une intimité bouleversante,[…] Katie Mitchell, dans l'adaptation d'Alice Birch, choisit le point de vue du « mâle » qui envisage un corps froidement, sans érotisme. […] La sonorisation, […] la vidéo, les changements de plans extrêmement rapides, créent un environnement artificiel qui ne facilite pas forcément l'appréhension d'un récit déjà énigmatique. Elle redouble la distance créée par la voix impersonnelle du narrateur, et simplifie d'un certain côté l'histoire de cette jeune femme…
> TV5 Monde :
Katie Mitchell explore le texte dérangeant de Duras La Maladie de la Mort : « La metteuse en scène britannique, qui revendique son féminisme, dit avoir voulu traiter la pièce "du point de vue de la femme", comme elle l'avait fait dans "Christine, d'après Mademoiselle Julie" […] à Avignon en 2011 ou dans "Pelléas et Mélisande" à Aix-en-Provence en 2016. »
> France Culture :
Une ingénieuse et courte thématique sur la voix durasienne : « Ne pas singer Duras »

Extrait de La Maladie de la Mort de Marguerite Duras

Editions de Minuit, 1983
« Vous pourriez l'avoir payée. Vous auriez dit : Il faudrait venir chaque nuit pendant plusieurs jours. Elle vous aurait regardé longtemps, et puis elle vous aurait dit que dans ce cas c'était cher. Et puis elle demande : Vous voulez quoi ? Vous dites que vous voulez essayer, tenter la chose, tenter connaître ça, vous habituer à ça, à ce corps, à ces seins, à ce parfum, à la beauté, à ce danger de mise au monde d'enfants que représente ce corps, à cette forme imberbe sans accidents musculaires ni de force, à ce visage, à cette peau nue, à cette coïncidence entre cette peau et la vie qu'elle recouvre. Vous lui dites que vous voulez essayer, essayer plusieurs jours peut-être. Peut-être plusieurs semaines. Peut-être même pendant toute votre vie. Elle demande : Essayer quoi ? Vous dites : D'aimer. »
« Ainsi vous avez pu vivre cet amour de la seule façon qui puisse se faire pour vous, en le perdant avant même qu'il soit advenu. »